Pierre Abi-Saab
Pour ma génération, Georges Ibrahim Abdallah (Kobayat, Liban, 1951), toujours incarcéré au centre pénitentiaire de Lannemezan en France, sous le numéro d’écrou 2388/A221, est plus qu’une icône, plus qu’un symbole. Notre camarade, qui croupit en prison depuis 34 ans, dans le pays des droits de l’Homme, contre tous les principes du droit, subissant «un régime d’embastillement totalement arbitraire», comme le souligne un appel à sa libération lancé hier par l’Association France Palestine Solidarité, est tout simplement un héros national!
Évidemment cela échappera toujours à ce que l’Indigène de le République Houria Bouteldja appelle « la Raison blanche », dans son pamphlet détonnant «Les Blancs, les Juifs et nous - Vers une politique de l’amour révolutionnaire» (La fabrique éditions - Paris, 2016). Dans le discours dominant, Georges Abdallah est censé être un terroriste! Et comme l’a souvent rappelé Maître Jacques Vergès, avocat de Abdallah jusqu’à sa disparition en 2013, les pouvoirs dominants, les forces d’occupation et d’oppression, ont toujours qualifié les opposants et les résistants de «terroristes»! L’ex-chef des Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), fait partie de ceux-là: Il s’agit d’un résistant qui a forgé sa conscience politique sous l’occupation israélienne du Liban Sud, militant révolutionnaire internationaliste il choisit de se battre pour la cause arabe, avec comme mot d’ordre la libération de la Palestine. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, l’objectif était de «frapper l’ennemi partout où il se trouve». Les FARL revendiquent l’assassinat de Charles Ray, attaché militaire américain à Paris, et de l’agent israélien Yacov Barsimentov, et blessent grièvement Robert Homme, consul américain à Strasbourg. C’est l’époque où le Mossad assassine en Europe des dizaines d’intellectuels et de militants politiques, Palestiniens et Arabes, tels Mahmoud Hamchari, Majed Abou Charar et plus tard Atef Bseiso… Aujourd’hui, les stratégies de combat ne sont plus les mêmes peut-être, mais la lutte reste immuable contre la domination coloniale, contre l’occupation israélienne dont la barbarie s’est renforcée depuis. Et Georges Abdallah, pour les nouvelles générations de militants à travers le monde arabe, de Tunisie en Palestine, en passant par la France bien entendu, symbolise plus que jamais, par son engagement politique, sa lucidité, sa détermination et son refus du moindre compromis, la lutte contre la domination, pour la libération de la Palestine et l’émancipation des peuples arabes.
Arrêté à Lyon le 24 octobre 1984 il n’est inculpé que de faux et d’usage de faux. Trois ans plus tard, il sera injustement condamné à perpétuité, pour complicité d’assassinat. Libérable depuis 1999, il a vu toutes ses demandes de libération (9 au total) rejetées. En 2013 Beyrouth s’apprêtait à l’accueillir en héros, la chambre d’application des peines de Paris s’étant prononcée en faveur de sa libération, en la conditionnant à un arrêté d’expulsion du territoire. Mais le gouvernement Fabius a cédé aux pressions des États-unis. On se souvient encore de la phrase assassine de Jacques Vergès: «La justice française se conduit comme la putain de l’Amérique». Le préfet Yves Bonnet, qui a dirigé le renseignement français de 1982 à 1985, parlait, un an plus tôt, d’une «vengeance d’Etat lamentable», estimant qu’Abdallah «avait le droit de revendiquer les actes commis par les FARL, comme des actes de résistance», dans le contexte de guerre qui prévalait alors.
Aujourd’hui, 34 ans plus tard, presque jour pour jour, Georges Ibrahim Abdallah, est devenu le doyen des prisonniers politiques en Europe. Mais il est surtout l’otage de la République Française. Une république coloniale qui fait prévaloir ses intérêts stratégiques sur ses valeurs! Autrement dit, il subit un «traitement d’exception». On croit savoir qu’une grande démocratie ne devrait pas connaître d’état d’exception, surtout pas la France qui n’a de cesse de donner des leçons d’humanisme au monde entier… Cependant, la France coloniale, qui est toujours là, revancharde et haineuse, s’affranchissant des valeurs républicaines, des règles et des principes qui régissent un État de droit, fait payer Georges non pour ses actes, mais pour ce qu’il est, pour ce qu’il pense. Et cela n’est possible que parce qu’il s’agit d’un métèque, d’un colonisé. S’il était «blanc», il aurait bénéficié des mêmes faveurs que ses camarades révolutionnaires qui ont connu des parcours similaires. Dans l’acharnement juridique et politique contre Abdallah en France, sous tous les gouvernements depuis 1999, on revoit l’incarnation de cette violence étudiée par le philosophe algérien Sidi Mohamed Barkat dans « Le corps d’exception » (Editions Amsterdam - Paris, 2005). On n’est pas loin du massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Une violence exercée par le pouvoir colonial, contre le corps du colonisé, ce corps «sans raison, dangereux, déshumanisé, exclu du principe d’égalité, soumis à un régime légal d’exception permanente», en marge de l’Etat de droit.
Emmanuel Todd nous a expliqué très bien «Qui est Charlie?». À présent tentons de dire qui est Georges Abdallah, que nous attendrons, aussi longtemps qu’il le faut, à Beyrouth. Ce combattant de la liberté qui résiste de l’incarcération, à la violence coloniale. Qui nous rappelle qu’une grande démocratie occidentale, peut encore se comporter en preneuse d’otages, dès qu’il s’agit de ses intérêts coloniaux. On pense au traitement honteux réservé dans les médias français, à peu d’exceptions près, au crime d’Etat perpétré contre le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dans le consulat de son propre pays à Istamboul. De ce côté «damné» du monde, nous sommes tous Georges Ibrahim Abdallah. Et comme l’écrit si joliment Houria Bouteldja: «Une grosse boule se forme au fond de la gorge de l’Indien et les larmes lui montent aux yeux. Mais comme sa foi est immense, il arrive que certains d’entre nous l’entendent frapper à leur porte».

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